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Ki-no-ko fungi
16 novembre 2015

Autour de l’énigme de l’instinct par M. J. POUCEL

342                   

 Réponse à une offensive contre le naturaliste J.-H. Fabre (1)

 (1)  Communication au Comité Médical des Bouches-du-Rhône, Séance du 5 février 1926.

Par M. le Docteur J. POUCEL

Vous avez pu être étonnés du titre de cette étude. Elle aborde en effet un sujet qui ne se rattache que bien indirectement à vos travaux ordinaires. Je m'en excuse par les raisons suivantes : Fabre, que vous avez tous dans votre bibliothèque et que, je crois, nous aimons tous, se rattache à notre profession par bien des aspects. C’est la lecture des travaux entomologiques d'un confrère, le Dr Dufour, qui orienta ses principales recherches ; c’est un confrère, le Dr Legros, qui a été son historiographe. Ajouterai-je que son principal adversaire est docteur en médecine ?

 Mais c’est surtout par le sens profond de ses observations qu’il nous tient à cœur. Il ne s’est pas contenté en effet de décrire, mais il a réussi à faire pénétrer quelque lueur dans le mystérieux abîme de la vie sur lequel, nous autres médecins, nous avons à nous pencher journellement.

 Pour qu’il vive, il faut que l’enfant tète. Mais pourquoi tète-t-il ? Quelle est la force qui lui fait accomplir l’acte nécessaire à son existence, par une série de manœuvres dont il n’a pu acquérir la pratique par tâtonnements au cours des âges ? Car si ces essais n’avaient d’emblée atteint leur but, la race se fut éteinte. Comme le dit J.-G. Millet, dans l'introduction de son beau livre : En lisant Fabre, « l'instinct naît-il de la vie ou la vie naît-elle de l'instinct ? ». Ce problème nous touche d’une manière très spéciale, et peu de biologistes l’ont envisagé avec autant de conscience que Fabre.

 Enfin, nous sommes des médecins provençaux. Le domaine de l’esprit, certes, n’est pas étroitement limité par des frontières ; il ne se circonscrit pas par des montagnes ou un fleuve, et nous accueillons à bras ouverts la science de tous les pays. Mais si l’un de ces intellectuels nous est plus étroitement uni par des affinités de terroir, une compréhension plus intime le rattache à nous comme s’il appartenait à notre famille, et nous avons le droit de défendre plus jalousement sa réputation. [343]

 Ce n’est pas, malheureusement, en quelques instants que l’on peut exposer toute la « question Fabre ». Mais il existe déjà à son sujet une copieuse littérature que vous pourrez consulter avec fruit, si comme je l’espère, votre intérêt est mis en éveil par les réflexions qui vont suivre.

 Lorsque s’éteint un grand homme, un saisissement étreint les contemporains qu'il éclairait de sa flamme. A son convoi, des paroles qui semblent aussi décisives qu’une inscription, célèbrent la gloire dont il a auréolé, non seulement son nom, mais par surcroît son pays tout entier.

 Hélas ! la dernière pelletée de terre n’est pas tombée sur le cercueil, que déjà se chuchotent les insinuations malveillantes des envieux. Toute la gent nocturne des crapauds et hiboux qui s’enveloppait d’ombre pour comploter, tant que Chanteclair avait ses ergots, sort de son obscurité ; puis les démolisseurs de réputations s’amènent avec leurs équipes et jouent de la pioche. Cela s’est vu de tout temps, mais à l’état sporadique ; maintenant c’est une épidémie. Depuis quelques années, il semble que ce soit un besoin organique que celui de nous dénigrer nous-mêmes.

 Non seulement nos hommes d’Etat, bien entendu, mais nos grands littérateurs, nos grands philosophes, nos grands savants, nos grands généraux, tout le monde est piétiné, nivelé, réduit en chair à pâté : — Peuh ! Anatole France? incapable d’imaginer un conte ; il n'a guère fait que la Rôtisserie et encore l’a-t-il copiée dans un manuscrit du Moyen-âge ; Rodin ne sculptait pas lui-même ses marbres ; Massenet n’a laissé qu’une pommade de son à la parfumerie ; Grasset n’a fait que comprimer en schéma les idées de Janet. Et voilà qu'on n’a plus la patience d’attendre la disparition de l’homme, la terminaison de l’Œuvre suffit. Si Joffre avait perdu la Marne, il serait le grand responsable, un misérable, le bouc émissaire. Mais comme il l’a gagnée, on vous prouvera par A + B qu’il n’y est pour rien.

— Ah ! vous admirez un tel ? Attendez donc, on va vous le mettre en pantoufles et si ça ne suffit pas, on lui enlèvera sa chemise. Vous verrez bien qu'il est fait comme tout le monde !

 [344]                         

 Cette irritabilité ne serait-elle pas une nouvelle affection pathologique du psychisme contemporain ? Je le demande à nos neurologistes. Si quelqu’un avait pu échapper à ce prurit de négation, il semble que ce dut être notre bon vieil entomologiste de Sérignan, le doux J.-H. Fabre, qui, retiré comme un ermite dans la stricte intimité des insectes de son Harmas, trouva par la seule puissance de son génie d’observateur une gloire que sa simplicité ne recherchait pas.

 On pouvait discuter telle ou telle de ses idées, relever des erreurs de détail, interpréter différemment certains faits. Il est impossible que dans une œuvre de l’envergure des Souvenirs entomologiques, comprenant 10 volumes, ne se soient glissé quelques matériaux de moindre qualité ; ce serait un cas unique. Il est donc légitime que les chercheurs essayent de pénétrer plus profondément ce qui leur paraît insuffisant. Tout le monde sait que Fabre étant un homme, a dû payer son tribut à l’Errare humanum est.

 Qu’on rectifie ces faiblesses, rien de plus juste. Mais il n’était venu jusqu’ici à l’idée de personne que l’auteur des Souvenirs, dont la réputation s’est diffusée sur la terre entière, n’honorât pas grandement son pays.

Cette lacune est maintenant comblée. Une cohorte plus agitée que nombreuse, plus bruyante qu’imposante est partie en guerre contre la mémoire de Fabre. Lorsqu’elle s’avance, on voit au loin des titres universitaires reluire comme des boucliers. Et ne croyez pas qu’il s’agisse de simples coups de boutoir. Ils ont beau annoncer, plaisanterie très spirituelle, qu’ils « s’occupent parfois d’autre chose que de Fabre entre leurs repas », sa renommée les tracasse. Aussi est-ce une véritable croisade qu’ils ont entreprise par les articles de revues, le livre, la conférence, et — tous les moyens sont bons pour une cause sainte — jusque par les annonces bibliographiques. Malheureusement pour cette nouvelle armée du salut de la Science, elle n’entre pas partout comme en pays conquis ; elle rencontre des résistances et des contre-attaques. Si au cours du com­bat nos chevaliers reçoivent quelques horions, ils clament à la calomnie, au viol, à l’assassinat, et Fabre reçoit une nouvelle bordée de leurs catapultes.

 L’ÉNIGME DE L’INSTINCT               [345]

 On peut résumer ainsi les assertions qui sont répandues au sujet de Fabre :

1° C’était un piètre naturaliste. Ses œuvres fourmillent d’erreurs et leur vogue repose sur une « légende encombrante ». On ne peut marcher dans son jardin sans mettre le pied sur une bourde lamentable. Comme génie, il serait celui de l’erreur. Ses « simulacres d’expériences » sont si médiocrement menées qu’elles le laissent presque toujours passer à côté de la solution.

 Peut-être a-t-il fait un pas trop mauvais devoir avec le Bousier et a-t-il réussi quelques détails ; ce serait à voir et l’on n’en est pas plus sûr que cela ; mais on peut le croire provisoirement ;

 2° Son succès vient de la poudre aux yeux que jette sa manière d’écrire. Mais en y regardant de près, son style n’est qu’un « bavardage pédant et monotone », un « flux de mots », du « mélodrame ». Il manque de simplicité. C’est un « pastiche maladroit de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand » (sic), On devrait mettre quelques extraits de ses œuvres dans les bibliothèques d’écoles pour montrer « pourquoi son verbiage prétentieux n’est pas à imiter » ;

 3° Sa philosophie est au-dessous de tout. Il n’a aucune grande idée générale. La Science nous garde (horreur ! par atavisme on allait écrire : Dieu nous garde !) de nous mêler d’affaires de conscience. Mais son spiritualisme devait l’amener à ne voir les faits qu’à travers le verre déformant d’idées préconçues. Cette subordination de ses facultés d’observateur à ses croyances, à sa conception étriquée de l’Univers, l’amène à de perpétuelles contradictions ;

 4° Au moins l’homme est-il de bonne foi ? Pas le moins du monde, Il a pillé Pierre et Paul sans jamais les citer. Il prétextait son impécuniosité pour faire croire qu’il avait peu de livres, mais on lui en a vu. C’est un parasite qui vit aux dépends de ses prédécesseurs, un plagiaire démarqueur, le geai oui se pare des plumes du paon. C’est un médiocre caractère, un tout petit homme.

 Je n’exagère pas pour faciliter ma plaidoirie ; toutes ces aménités, je pourrais les appuyer sur des citations. On ne s’attendait guère à trouver ces calomnies haineuses sous la plume d’hommes de science ; ce serait plutôt le fait de certains polémistes

[346]              

 chez qui l'habitude de l’injure quotidienne a créé une sorte de besoin physique de déverser le trop plein de leur fiel. Il est difficile, en effet, d'imaginer une incompréhension aussi polyvalente, non seulement de l’œuvre d'un grand observateur, mais de sa vie, de sa psychologie, de ses méthodes, et du segment d'époque dans lequel il a vécu. 11 est difficile de concevoir rétrécissement du champ visuel aussi proche de la cécité, empêchant de reconnaître que Fabre, malgré ses imperfections, réunit un ensemble de qualités que l’on peut jauger séparément comme l'on voudra, mais dont la synthèse en un même cerveau ne se rencontre que peu de fois par siècle.

 Quiconque veut se donner la peine d’étudier la vie et l’œuvre de Fabre aura vite fait justice des trois derniers griefs, s’il a seulement deux liards de bon sens. Il regrettera que leurs auteurs n’aient pas cru devoir imiter la charitable conduite de celui qu’ils attaquent et dont ils auraient pu au moins méditer cette phrase : « Je fais hardiment la guerre aux idées que je crois fausses, mais Dieu me garde de la faire jamais à ceux qui les soutiennent ».

 Mais ce qui impressionne le profane, c’est lorsqu’on lui dit : « Après tout, comme littérateur, philosophe, homme, pensez de Fabre ce que vous voudrez. Si le roman lyrique vous.plaît, c’est votre droit. Mais pour la trame même du récit, pour les faits d'observation, fiez-vous à notre infaillibilité. Nous déclarons que l’on vous dupe, au nom d’une Science dont nous sommes les représentants attitrés ; spécialistes des denrées de vos lectures, nous avons passé au crible tout le grain dont vous pensiez pétrir votre pain, et nous n’avons identifié que de l’ivraie. Vous êtes trop ignorants pour contrôler vous-mêmes ; il faut donc vous laisser conduire par ceux qui veillent comme nous à votre santé ».

Cela semble logique et pourtant un instinct — peut-être celui qui guide vers la lumière— nous dit que c’était notre confiance primesautière qui était la bonne. L’opinion des spécialistes, certes, pèse d’un grand poids, mais jusqu’à un certain point. D’abord le plus instruit a ses défaillances ; il n’y a pas un seul ouvrage scientifique sans erreurs parfois notables. Il n’y a pas longtemps, un professeur d’histoire naturelle de Paris reproduisait dans la revue Science et Vie une observation erronée empruntée au naturaliste Erasme Darwin au sujet d’une guêpe coupant les ailes  d'une mouche

L’ÉNIGME DE L'INSTINCT                      [347]

 pour que sa proie offre moins de résistance au vent. Il s’en fut bien gardé s’il avait mieux connu son Fabre, si méprisé par tant d ’officiels, mais qui avait depuis longtemps montré le mal fondé de cette légende.

 Ensuite, bien que les spécialistes s’en défendent, la passion peut les entraîner, et alors que ne nous affirment-ils pas? Il n'y a pas eu de spécialiste musical plus cultivé que le maître C. Saint-Saëns ; mais quand celui-ci, emporté par l’ardeur de sa campagne contre Wagner, a voulu nous faire croire que ce grand compositeur, par bluff, a écrit dans l’anneau des Nibelung pour des instruments qui n’existent pas parce que cela fait bien à l’œil, qui a eu raison ? Ce sont les vulgaires dilettanti qui lui riaient au nez.

 Qu’aurait répondu Fabre aux assertions par lesquelles on prétend le démolir ? Il est probable qu’il n’eut entrepris aucune polémique. Il en savait l’inutilité, et il aurait pensé comme Beethoven qui écrivait en 1801 : « Il n’y a qu’à les laisser causer. (Il se servit même d’un qualificatif assez énergique). Leur bavardage ne rendra certainement personne immortel, pas plus qu’il n’enlèvera l'immortalité à aucun de ceux à qui Apollon l'a destinée »>.Fabre ne posait d’ailleurs pas pour le savant, et se contentait d'être le plus patient des explorateurs de la vie. Mais il ne discutait qu’avec ceux qui agissaient à son égard avec courtoisie, comme Ch. Darwin avec qui il était uni, malgré des divergences de doctrine, par les liens d’une estime amicale et réciproque. Comme il n’était pas cependant sans malice, il aurait un beau jour, par quelques faits irréfutables, coincé les rouages de la machine de guerre qu’on lui opposait.

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 Maintenant qu’il n’est plus, comment savoir ? Les lecteurs qui n’ont aucune pratique de la biologie animale s’imaginent (pie rien n'est plus simple, en cas de divergences, que de savoir qui a tort ou raison, en vérifiant soi- même. Ce n’est pas aussi facile qu'on le croit. On ne fait pas agir des insectes à son gré, comme on fait une expérience de physique ou de chimie. Tous n’acceptent pas le laboratoire des humains, et celui de la nature demande de longues journées d'immobilité sous un soleil de feu ou dans le vent, la pluie ou à la nuit. Certains comportements n’ont pu être surpris qu’à de très rares intervalles et par suite de circonstances qui peuvent le plus se reproduire avant des années.

 Cela est si vrai que malgré les nombreux volumes de travaux qui ont été écrits ces derniers temps sur les hyménoptères prédateurs, par exemple, par suite de l’intérêt spécial qu'ils présentent, nous ne connaissons assez bien les mœurs que de l'infime minorité des espèces existantes, pour nous, médecins, nous comprenons mieux que le public la difficulté. Nous saxons que malgré les recherches des hommes les plus éminents, presque aucune question de biologie physiologique ou pathologique n’est vraiment résolue.

 Prenons au hasard : que savons-nous de définitif sur la cause du goitre, sur le rôle de l'appendice, sur l’effet de la spartéine, sur le mécanisme de la coagulation du sang ou de la consolidation des fractures, sur le déterminisme de la procréation des sexes ? Il semblerait cependant que l’expérimentation devrait rapidement donner réponse à ces questions. Mais de si multiples facteurs interviennent que les résultats divergent bien souvent. Si les travaux les plus récents ne confirment pas ceux des devanciers, dirons-nous que ceux-ci ont été de mauvais observateurs ? Jamais de la vie. Ce serait prématuré et antiscientifique. Nous disons plus humblement que la question n’est pas tranchée. Nous sommes donc plus portés que le public à la circonspection quand on nous dit que l’affirmation la dernière venue est, par cela même, la bonne.

 Il est cependant un certain nombre de vérifications que l'on peut faire. Si ignares que les détracteurs de Fabre jugent être leurs adversaires, ils ont du s’apercevoir qu’ils étaient capables au moins de contrôler les textes incriminés. Quand des naturalistes, fussent-ils professeurs, nous disent que les sphégiens étaient archi-connus avant Fabre, comme rachi-anesthésistes, nous pouvons, nous, simples amateurs, leur opposer le-plus formel démenti. L'apport de Fabre d'éléments capitaux dans cette question est indéniable.

 L’énigme de l’instinct     [349]

 Sur ce sujet et sur bien d’autres, M. Marcel Coulon, ardent défenseur de Fabre, a montré qu’il avait une connaissance autrement approfondie des Souvenirs entomologiques que ses adversaires spécialisés. Il a plaidé la cause mieux que je ne saurais le faire. Ceux qui veulent en juger par eux-mêmes n’auront qu’à se reporter à la polémique qui s’est poursuivie l’an passé pendant sept numéros du Mercure de France. Il est facile de dégager de cette âpre controverse et de ces échanges de notes aigres-douces entre les deux camps, combien la pensée de Fabre avait été déformée, rétrécie, rapetissée par ses ennemis pour les besoins de la cause.

 Il y a quelques années, les caricaturistes aimaient assez la charge qui consiste à prendre la silhouette d’un homme connu et en exagérant certains traits, en masquant certains autres, à le transformer peu à peu en tel ou tel animal. Il n’est pas difficile de dépeindre ainsi n'importe quel savant et en montrant par le gros bout de la lorgnette ses erreurs et par le petit bout ses trouvailles, de lui donner la physionomie d’un minus habens ou d’un quadrupède à longues oreilles. Le procédé est bien connu ; aussi les ennemis de Fabre, qui lui reprochent tant son manque d’originalité, me permettront de leur dire qu’eux aussi ont eu des devanciers.

 *** Ne pouvant en quelques pages étudier toutes les critiques, en particulier celles de M. Picard, nous nous cantonnerons dans l’analyse du petit volume de M. Etienne Rabaud, professeur de biologie expérimentale à la faculté des sciences de Paris, intitulé Fabre et la Science, et qui constitue le compendium de ses griefs. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n'ai aucune animosité personnelle contre l’auteur, mais nous avons, je pense, le droit de discuter, même un peu vivement, son attitude.

 Prenez ce livre, et voyez si tout n'est pas tendancieux. Déjà la présentation. Cela pour ceux qui ne font que feuilleter dans les librairies. Les gravures contiennent les portraits de Réaumur, de Dufour, de Perris, de Ferton. Nous en sommes très heureux. Mais on s’est bien gardé de nous donner, dans un livre sur Fabre, la bonne figure de Fabre illuminée de clairvoyance et qui, suant la droiture et la loyauté, réfuterait à elle seule les mesquineries qu'on lui prête. Le feuilleteur trouve ensuite une planche représentant des larves, piquées par un hyménoptère paralyseur tout à fait au hasard. « Tiens, se dit-il. Fabre nous en a raconté de belles avec ses sphégiens piquant les centres nerveux ! ». Cela lui suffira peut-être.

[350]                                  

 Il n'ira pas chercher que cela représente les coups d’Aiguillon d’une Vespide africaine qui n'a rien de commun avec les espèces décrites par Fabre. Il ne se dit pas que la Synagris calida peut bien faire ce qui lui plaît sans que cela engage en quoique ce soit une autre espèce, fut-elle assez voisine, à agir de même, et il quittera la bouquinerie profondément ébranlé, sinon convaincu.

 Un autre amateur parcourra le texte. Le début a le mérite de ne pas lui laisser de doute sur les intentions de la suite : « Pour tout naturaliste averti, lira-t-il, la vogue dont jouit l'œuvre de J.-H. Fabre ne cesse point d'être une surprise... La surprise des naturalistes diminue en partie, quand ils constatent que les admirateurs de J.-H. Fabre n'ont, par eux-mêmes, aucune compétence... » Sans doute un naturaliste averti en vaut deux, et l’auteur est de ceux-là. L’énumération de ses travaux en tête du livre, dans laquelle il y a d’ailleurs des omissions, comme les notions élémentaires sur la grossesse (1902) en est la confirmation.

Mais notre lecteur, qui se trouve justement avoir lu d’autres livres, fronce le sourcil. Il ouvre son Edmond Perrier, membre de l'Institut, professeur au Muséum, et tombe sur des phrases comme celles-ci : « Les dix volumes des Souvenirs entomologiques resteront comme l'une des œuvres les plus passionnantes qui aient été écrites sur les mœurs des insectes, et aussi comme l’un des monuments les plus curieux de la psychologie d’un grand observateur de la fin du XIXe siècle » (A travers le monde vivant, p. 273) ;

« Henri Fabre, malgré ses boutades, n'a jamais eu que des admirateurs » (ibid. p. 279). Il reprendra tous ses livres d’histoire naturelle depuis Kunckel, dans Firehm, jusqu'aux plus récemment parus. A chaque instant il verra citées les découvertes de Fabre prises au sérieux et vérifiées par les chercheurs de tous les pays. Perplexité. Quels sont les vrais et les faux naturalistes ? Un trait de lumière illumine son cerveau de profane. Il se rappelle avoir vu annoncer le livre suivant dont il retrouve la fiche : Ch. Ferton, La vie des abeilles et des guêpes, groupées et annotées par MM. Et. Habaud et François Picard ; avec l’annonce suivante en gros caractères : « Cette œuvre, connue jusqu’ici de quelques seuls initiés, laisse loin derrière elle les narrations superficielles, tendancieuses et si souvent fantaisistes de J.-H. Fabre ». Voilà la piste.

 L’énigme de l’instinct                                                                            [351]

Justement il connaît un naturaliste averti qui a été honoré de l’amitié de Ferton. Il court lui soumettre le cas. Réponse : « Mais Ferton eut été profondément étonné de telles appréciations. Certes, il a critiqué non sans quelque âpreté certains détails de l’œuvre de Fabre, en qui il reconnaissait d’ailleurs un grand naturaliste. Mais ses observations personnelles, qui témoignent d’une grande sagacité, sont inspirées des travaux antérieurs de Fabre qu'ils ne font que compléter et corroborer, du moins dans les grandes lignes ». Le terrain se déblaie donc. Il faut convenir que, dès sa première phrase, l’écrivain n’a pas eu la plume heureuse.

 Suivent une vingtaine de pages pour nous apprendre que Fabre a eu des précurseurs. Nous nous en doutions déjà et rien ne s’oppose à ce qu’on nous les fasse apprécier davantage. Nous ne saurions qu'y applaudir si le but était bien de remettre en honneur les Réaumur, Léon Dufour et autres, trop peu connus du public, en effet. Mais non. L’intention est d’abaisser Fabre à leur niveau, et mémo en dessous. La preuve en est dans le chapitre suivant sur les Souvenirs entomologiques où notre grand observateur est caricaturé par le procédé que j’ai décrit : hypertrophie des erreurs, aphasie des qualités, déformation des contours. M. Marcel Coulon a relevé un certain nombre de critiques tout à fait injustifiées, montrant, textes en mains, combien la pensée de Fabre avait été mal interprétée.

Il est juste, quand on étudie un auteur, de connaître exactement ce qui était déjà acquis de son temps. Lors­qu'il cherche à résoudre un problème, il faut savoir quelles en étaient les données. Sinon, le blâmer de n’être pas arrivé à une solution péremptoire serait excessif. Autant vaudrait reprocher à Clément Acier de n’avoir pas traversé la Manche avec sa chauve-souris à vapeur. On en veut à Fabre de n’être pas arrivé sur la question de l’orientation des insectes pour retrouver leur nid, à des résultats décisifs, ce qui est exact. La critique est d’autant plus aisée qu’il s’agit de l'un des problèmes les plus complexes qui soient et que je regrette de n’avoir pas le temps d’exposer eu détail. Mais on se garde bien de nous dire l'origine des expériences de Fabre » ; elles ouf été faites à l’instigation de Ch. Darwin lui-même, qui considérait l’ insecte comme « une sorte de boussole » influencée par les courants telluriques et il ne proposait rien moins que de  faire porter à  l'hyménoptère choisi un petit aimant pour voir si celui-ci ne désorienterait pas l'animal.

[352]                                      

Bien entendu, aucun résultat ne fut obtenu dans cette voie. On tend aujourd’hui à admettre que l’orientation est sous la dépendance des sens connus, en particulier la vue et l'odorat. Fabre a bien montré le rôle de la vue dans certains cas, comme avec le Pompile (hyménoptère chasseur d'araignées) pour lequel il a parfaitement établi la précision de la mémoire topographique visuelle. Pour d autres cas, il a cru devoir supposer un sens spécial inconnu de l’homme. Notez que d’autres expérimentateurs, comme Belhe, qui est un mécaniste, le pensent aussi ; que la présence de sens inconnus chez l'insecte est très vraisemblable et qu'un jour viendra sans doute où l’on considérera comme une manifestation de notre anthropopsychisme, notre tendance à tout rapporter à nos sens à nous ; que l'on a dû admettre pour expliquer l’orientation des fourmis au retour vers leur nid une mémoire de l'angulation que nous ne possédons guère ; enfin que ce que l’on explique par l'odorat s’applique à la perception de vibrations très différentes vraisemblablement de ce que nous percevons, nous, comme odeurs.

 La façon dont M. Rabaud critique le chapitre de Fabre sur le grand Paon de nuit me paraît injuste. La plupart des observateurs se seraient contentés de couper les antennes des mâles et ne les voyant pas revenir vers la femelle en auraient conclu que dans cet organe réside le sens de leur perception. Mais Fabre ne s’en est pas tenu là, et par un scrupule qui témoigne de son esprit scientifique, il a fait la contre-épreuve. Or les mâles qui avaient leurs antennes ne revenaient pas davantage. Evidemment, le rôle des antennes n’a pas été ici solutionné, mais Fabre a tiré tout le parti possible des circonstances dans lesquelles il se trouvait et il a fait preuve d’une grande sagesse en se tenant sur la réserve pour conclure, alors que bien d'autres se seraient contentés de la première expérience.

 Veut-il nous convaincre que Fabre a des contradictions? M. Rabaut nous dit : « Fabre admire la prévoyance, de la femelle du Balanin du chêne qui ne pond qu’un œuf par gland pour que sa larve vive seule, avec pâture abondante ; tandis qu’à propos du Charançon de l'Iris des marais, qui pond ses œufs en surnombre pour la quantité de vivres, il écrit au contraire : « Aux premiers installés l’abondance et la vie, aux  retardataires la disette et la mort. »

 L’ÉNIGME DE L’INSTINCT                                    [353]

 Il paraît que cela démontre « le vide » de ses observations. Mais non ! Mille fois non ! Fabre ne fait que constater ce qui existe, mais il ne prétend nullement régenter la nature. Si j’étais méchant, je pourrais retourner contre l'auteur le glaive de ses arguments et je lui dirais : A la page 3, à la page 48, vous nous dites que « les croyances de Fabre n’ont jamais cessé de diriger ses observations et ses interprétations » ; à la page 45 vous l’accusez de signaler un fait qui ne vous paraît pas conforme à ses idées. De quel côté est la contradiction ?

 C’est également un coup de bâton dans l’eau que la critique du chapitre : Piqûre au transformisme. En deux mots, voici la question : les femelles de Sphégiens pondent leurs œufs sur des proies qu’elles paralysent ; ces proies appartiennent toujours, sinon à la même espèce, du moins au même genre. Elles sont donc nettement spécialisées. En d’autres termes, l’instinct du sphex A, par- exemple, est de pondre dans telle proie déterminée que nous appellerons P. Fabre y voit une objection au transformisme. En effet, dit-il, j’ai cherché à me rendre compte si la proie spécifique P était indispensable aux larves de A. Or elles s’accommodent tout aussi bien des proies X, Y. Z, que je leur ai fournies. J’en conclus que l'instinct de A n’a pas varié. En effet, si les larves de ses ancêtres se nourrissaient des proies X, Y, Z, il serait absurde qu’à notre époque il ne recherche plus que la proie P, ce qui constitue une complication inutile. M. Rabaud n’est pas de cet avis ; il dit que l’on pourrait renverser le raisonnement et dire que « les Darwiniens supposeraient aussi bien que les Sphégiens actuels tendent vers un régime varié, puisque leurs larves l’admettent, et qu’ils l’acquerront un jour comme étant plus avantageux ». Fabre, d’après lui, a eu tort d’attribuer gratuitement « à ses contradicteurs supposés, l’erreur qu’il va incontinent pourfendre ». A mon humble avis, c’est Fabre qui a raison. En effet, il ne pouvait s’en prendre qu’au transformisme de son temps ; il ne pouvait prévoir les transformations du transformisme, pourrait-on dire, pas plus que M. Rabaud ne pourrait discuter les théories de Fabre qui se révèleront dans cinquante ans. Or, comment expliquait-on l’instinct, au moment du chapitre incriminé ?

[354]                             

 De la façon suivante : « Aux temps reculés, le hasard guidait seul les actes des insectes. Certains actes leur étant plus profitables, ils en ont acquis l'habitude ; ces habitudes se sont transmises par l’hérédité, ce qui n’est autre que l’instinct. Si nous appliquons cette théorie au cas particulier, nous aurons ceci : le Sphex A a primitivement pris indifféremment comme proies P, X, Y, Z. Mais X, Y, Z, ayant donné de mauvais résultats, P seul est resté, quoique beaucoup plus difficile à se procurer (au point que certains hyménoptères vont piller les magasins à vivres de leurs congénères). Cette habitude s’est fixée par hérédité, ce qui donne les mœurs que nous observons aujourd’hui. »

 Fabre ne prête pas du tout à ses adversaires une opinion qu’ils n’avaient pas. Il prend bel et bien leur théorie et montre qu’elle ne s’accorde pas avec les faits qu’il observe. Et d'ailleurs il avait tellement raison que personne n’admet plus les assertions apportées alors comme des dogmes. Depuis, il est vrai, les théories ont changé. Les objections de Fabre sont-elles encore valables pour ces dernières, remaniées de fond en comble ? Cela est une tout autre question que nous n’avons pas à envisager en ce moment. Je me contenterai seulement d’ajouter, puisque nous parlons transformisme, que, contrairement à la légende, les croyances religieuses (d’ailleurs bien vagues) de Fabre, n’ont rien à voir dans ses opinions scientifiques et que d’ailleurs des opinions évolutionnistes très avancées auraient été parfaitement compatibles avec ces croyances.

 Nous en avons fini avec la partie négative de l’opuscule analysé, celle où J.-H. Fabre, mauvais élève qui n’a rien compris à l’instinct, a été coiffé du bonnet d’âne. Suit une partie positive dont le but est, je suppose, de montrer comment Fabre aurait dû comprendre l’instinct s’il avait été un vrai savant. Il est difficile, en quelques pages, de résumer la pensée d'un auteur déjà condensée pour le public ; on risque de la déformer. Essayons cependant. M. Rabaud est un mécaniste. L’instinct, pour lui, ne s’explique pas par des impulsions venues de l’animal lui- même, le stimulus interne. Les actes instinctifs ne seraient autre chose qu’une réaction mécanique réflexe de la substance vivante aux excitations venues du dehors et qui agissent comme stimulus externe.

L’ÉNIGME DE L’INSTINCT                                    [355]

 Prenons un exemple simple, du moins en apparence. Un papillon attiré par la lumière agirait, non comme un homme appelé par la curiosité (stimulus interne), mais comme de la limaille de fer attirée par l’aimant par suite des réactions qu’amène sur le protoplasma des cellules nerveuses la vibration lumineuse. Ce n’est autre que la théorie des tropismes de Lœb. D’emblée bien des objections se présentent et l’on peut déjà discuter la cause de ce simple fait. M. Rabaud donne en exemple l’invincibilité de l’attraction du Sphinx convolvuli par une vive lumière.

 En réalité, les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. J’en ai vu bien souvent, surtout par temps orageux des dernières soirées chaudes d’été, et cela vous sera facile tant le Sphinx du liseron est abondant ; mais j’ai été frappé de la diversité avec laquelle se comportaient les individus : l’un vient en effet en droite ligne s’agripper contre une lampe électrique comme s il y était invinciblement poussé, mais son frère décrit de grandes orbes tandis qu’un troisième ne fait qu’une apparition, hésite, puis fonce à nouveau dans la nuit. Est-ce bien là le fait d’un réflexe dans lequel n’intervient aucun psychisme ? Je sais bien que l’on répond que les réflexes varient avec les individus, et dans chaque individu suivant s< n état physiologique, que les sphinx qui repartent sont sollicités par des effluves de fleurs de câpriers, par exemple, dont ils sont très friands, et dont le stimulus peut devenir prépondérant. Cela est possible théoriquement, mais comment le prouver ? Comment prouvez-vous, naturalistes qui répudiez tout anthropopsychisme, que .l’acte du jeune enfant qui met fatalement sa main dans la flamme et s’y brûle est radicalement différent de l'impulsion du sphinx ? Notez que nous n’avons abordé encore qu'un instinct relativement simple, et déjà un doute se glisse à propos le l’affirmation de la théorie. Que sera-ce si l’on aborde des instincts compliqués ? Il faudra décomposer la série d’actes en actes élémentaires et étudier chacun à part. Mais que de causes d’erreurs ! Que de faits qui peuvent être interprétés aussi bien dans un sens que dans l’autre ! Si l’on veut, que l’on adopte la théorie réflexe à titre d’hypothèse provisoire. Elle sera génératrice d’expériences du plus haut intérêt

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 du plus haut intérêt qui nous feront pénétrer plus avant dans la connaissance des réactions de la matière vivante aux agents extérieurs, lumière, chaleur, humidité, pesanteur, électricité, odeurs, contacts, etc.. Ces tropismes existent. Nous savons bien, par exemple, que certaines races microbiennes, lorsqu’on fait passer un courant dans une culture se dirigent vers le pôle négatif, tandis que d’autres vont au pôle positif. Mais dès que les phénomènes acquièrent quelque complexité, soyons d’une extrême prudence pour les expliquer. Car nous ne pouvons que constater une succession de faits. Dès qu’il s’agit d’établir la nature de leur liaison réciproque, intervient la tendance de notre tournure d’esprit. Cette prudence, l’auteur ne l’a peut-être pas suffisamment quand il méprise notre ami J.-H. Fabre et ceux qui pensent comme lui que les insectes agissent par une impulsion qui vient d’eux-mêmes.

 L’auteur des Souvenirs, par toute une vie d’observations et d’expériences, a démontré la différence entre les actes dans lesquels l'insecte fait preuve d’un psychisme individuel et qu’il appelle le discernement et les actes purement instinctifs ; étudiant de très près ces actes instinctifs, il a insisté sur le fait qu’ils se déroulaient suivant un certain rythme d’apparence automatique, faisant succéder avec une quasi fatalité les divers temps du comportement. Il a ainsi facilité la tâche des mécanistes, mais il a laissé le moteur à l’intérieur. M. Rabaud le met à l’extérieur. Peut-être a-t-il raison ; mais les arguments qu’il donne ne sont pas si démonstratifs qu’il veut bien le dire. L’araignée qui guette sa proie au centre de sa toile s’élance contre le diapason qui la fait vibrer. C’est un fait. L’école tropiste y voit la preuve d'un réflexe. Ce n’est pas notre avis ; pour être vraiment scientifique il faudrait dire, ce me semble : une des explications possibles de cette erreur, c’est le réflexe. Mais ce n’est pas la seule. Une autre explication qui vient à l’esprit, c’est celle-ci : le mode de connaissance par laquelle l’araignée perçoit une proie vivante, c’est la sensation tactile du mouvement que celle-ci imprime à la toile. Bien qu'il ne s’agisse pas d’insectes, qu’on me permette de rapprocher cette expérience de celles que nous avons faites avec des caméléons. Ils ne lancent leur langue que sur des proies vivantes et pour eux la vie, c’est le mouvement.

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 C’est ainsi que l’on peut leur présenter une montre. Si l’on possède un bon chasseur, celui-ci, après avoir hésité et roulé dans son rudiment de cerveau des idées probablement assez obtuses, lancera sa langue contre l’aiguille trotteuse. Il faut penser que nous avons en effet à faire à des psychismes obscurs où l’idéation est si proche de la sensation, qu’il est impossible d’établir ce qui appartient en propre à l’un et à l’autre ; des psychismes de somnambules qui accomplissent automatiquement les mêmes actes sans mêler leur raison aux actes les mieux coordonnés.

 Mais que dire de l’expérience de l’auteur où il voit, dans l'enveloppement de la proie par l’araignée, un réflexe d’origine olfactive ? Il présente à son Argiope fasciée un petit morceau de carton imbibé de jus de mouche. L’araignée l’entoure de quelques fils et le suce, tandis qu’elle dédaigne un morceau de carton ordinaire. Le vulgaire dirait tout simplement que l’araignée, à défaut de mouche, se contente de jus de mouche, mais qu’elle n’aime pas le carton. Mais quand on vous présente le même acte dans des livres scientifiques avec des mots rébarbatifs, cela a une bien plus grande profondeur. Tout, maintenant, s’explique par des réflexes. C’est bien simple : la chenille vit sur sa plante nourricière parce que celle-ci exerce sur elle une attraction, puis elle quitte sa plante parce que sur la chenille adulte, la même plante exerce une répulsion ; puis elle va se chrysalider sous terre parce que la terre exerce sur elle un géotropisme positif. Prenons garde que sous cet apparat scientifique ne se cache une pure verbialité. Ne croirait-on pas entendre : la chenille du sphinx de l’euphorbe mange l’euphorbe parce que celle-ci a sur elle une vertu attractive, puis elle le quitte parce qu’elle acquiert plus tard une vertu répulsive ; oui... comme l’opium qui fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive.

 Serrons la question d’un peu plus près. Les mécanistes admettent que l’état anatomo-physiologique conditionne le réflexe. A l’état jeune, la structure, la composition chimique des neurones de la chenille sont tels que les émanations olfactives ou autres, parties de l’euphorbe, détermineront une attraction ; au moment de la nymphose, pour eux toujours, la structure, la composition chimique de la même chenille sont devenus tels que les mêmes émanations

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de la même plante détermineront une répulsion. Les animistes de leur côté ne méconnaissent pas qu’il se produit dans la chenille des modifications physiologiques, pas plus que les spiritualistes ne nient qu’il y ait une modification du cerveau coïncidant avec l'idéation. Les divergences apparaissent seulement lorsque l’on arrive à rechercher la raison première des faits.

 Comment se fait-il qu’à un moment donné l’euphorbe attire la chenille (théorie mécaniste) ou la chenille recherche l’euphorbe (théorie vitaliste) et puis que brusquement ce soit le contraire ? Nous n'en savons absolument rien et il est probable que nous ne le saurons jamais. Nous ne sommes pas plus avancés avec une théorie qu’avec l’autre.

 C’est la nuit la plus épaisse. Nous constatons, mais nous n’expliquons rien, absolument rien, dès que nous cherchons la raison première des phénomènes. Aussi, que l’on ne vienne pas, sous couvert de Science moderne, nous dire qu’un auteur n’est pas un savant parce qu’il se sera arrêté devant une barrière que personne au monde n’a jamais franchie et ne franchira jamais.

 L’énigme de l’instinct se dresse toujours intacte devant nous et semble défier tous les Œdipe.

 Nous verrons chez les insectes des actes d’une stupidité rare. Exemple : le chalicodome qui après avoir maçonné le godet qui doit contenir son miel, ne s’occupe plus que de l’approvisionner même s’il constate un trou par où s’échappent ses provisions. Gardons nous bien de conclure. Voici un exemple qui, pris pourtant dans un comportement des actes considérés comme instinctifs, paraît relever d’un psychisme très élevé. Les Peckham, entomologistes dignes de foi, ont vu ce fait inouï : une guêpe, l’Ammophile urnaire se servir pour tasser la clôture de son terrier d’un caillou avec lequel elle frappait le sol comme avec une dame. Un hyménoptère se servir d’un outil comme l’homme primitif ! Quel problème pour les théoriciens !

 Puisqu’aucune démonstration vraiment satisfaisante des origines de l’instinct n’a pu nous être fournie, que reste-t-il donc des preuves qui devaient nous être étalées de l’impéritie de Fabre ? Pour tout ce que nous pouvons vérifier ou discuter, il se trouve

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 que nous n'avons rien à lui retirer de notre admiration. Restent certains faits de biologie animale que nous n’avons pas les moyens de contrôler nous-mêmes. Le temps s’en chargera.

 Peut-être dans les laboratoires ou dans des conditions biologiques différentes trouvera-t-on des comportements différents. Mais croire que Fabre a mal observé, je suis bien tranquille. Il a montré trop de sagacité en maintes circonstances difficiles pour avoir commis des erreurs bien graves. Que s’écoulent quelques années, emportant avec elles les passions, ce calme succédant à l’orage fera plus pour les grands hommes que les arguments de leurs plus ardents défenseurs.

 Nous pouvons en cela nous fier à M. Bouvier, membre de l’Institut, professeur au Muséum, président de la Société Zoologique de France, auteur d’ouvrages remarquablement pensés et documentés sur les sujets dont nous parlons, tel la Vie psychique ou bien Habitudes et métamorphoses des insectes. « Un temps viendra, dit-il, où chaque réputation sera mise à sa place, et celle de Fabre n’a rien à craindre ». Les attaques dirigées contre lui ont eu cela de bon que, nous obligeant â le revoir de plus près, elles nous ont montré qu'il ne pouvait qu’y gagner. Nous aimions déjà le caractère de cet homme, qui, de marchand de citrons à deux sous dans les foires, s’est haussé aux plus hauts degrés de la célébrité malgré sa modestie ; nous l’aimions avec cette idée qu’il était surtout un merveilleux vulgarisateur. Mais si l’on étudie sa vie, si on le replace dans son tenons et dans son milieu, si l’on songe à la pauvreté frisant l’indigence des reproches que ses plus acharnés détracteurs arrivent à exhumer, son image grandit. Vulgarisateur, certes, il le fut et nous lui serons toujours reconnaissant des premières notions de sciences physiques et naturelles dont il charmait nos jeunes âmes, à nos premières lectures. Mais il fut autre chose, et beaucoup plus qu’un Figuier ou qu’un Flammarion. Sa méthode d’autodidactisme. à côté d’inconvénients non douteux, a eu l'immense avantage de permettre à un observateur de premier ordre de redresser une multitude de notions erronées et de découvrir une infinité de faits nouveaux. Certes il n’a ni tout dit, ni tout vu, mais il a fait de si riches trouvailles

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 que la lecture de ses œuvres a décidé des vocations. Aujourd’hui, il est impossible d’étudier le psychisme des insectes sans tenir compte, presque à chaque page, de données d’observations ou d'expériences puisées directement ou indirectement dans Fabre. Les entomologistes actuels, sans en excepter MM. Rabaud et Picard, procèdent de lui comme des fils de leurs parents, même s’ils ont fui la maison paternelle. Aussi malgré le sursaut d’indignation que provoque une offensive contre quelqu’un que l’on a aimé depuis son enfance et malgré le trouble que des affirmations osées ont pu jeter dans quelques esprits superficiels, malgré tout, cette critique aura eu son bon côté. Elle aura été le stimulus externe, pour employer le terme consacré, qui nous fera nous pénétrer plus intimement de ces pages où le charme de la forme nous avait peut-être trop fait délaisser le fond. Pour nous en particulier, journellement mêlés à des questions exigeant des connaissances générales de psycho-­physiologie comparée, l’œuvre de Fabre demeurera la plus belle introduction à la biologie humaine.

BIBLIOGRAPHIE

Et. Rabaud. — J.-H. Fabre et la Science, Chiron, édit., Paris. M. Coulon.  — Les ennemis de Fabre et Ferton, Mercure de France, 1er juin 1925.

Et, Rabaud. — J.-H. Fabre et la Science, Ibid., 1er juillet 1925.

F. Picard. — Fabre est-il un génie ? Ibid., 1er juillet 1925.

M. Coulon. — Lettre ouverte à M. Rabaud . Ibid, 15 juillet 1925.

— Lettre ouverte à M. Picard . Ibid., 1er août 1925.

 — Réponse de MM. Rabaud et Picard, Ibid. 15 août et 1er septembre 1925.

 — Lettre de M. Coulon au Directeur du Mercure, Ibid. 15 septembre 1925.

 — Une dernière réponse à M. F. Picard à propos de J.-H. Fabre, Ibid. 1er octobre 1925.

 

J.-G. Millet. — En lisant Fabre, Delagrave, édit., Paris.

Marcel Coulon. — Le génie de Fabre. Edition du Monde Nouveau.

Dr Legros. — Vie de Fabre, Delagrave, édit.

Dr E. Bugnion. — J.-H. Fabre, observateur et expérimentateur. Le Feu, 1er septembre 1925.

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